Chers députés,
Je vous écris pour vous exprimer mon souhait sincère et ardent de vous voir nombreux à voter contre le projet de loi 52 sur l’euthanasie prochainement. J’ai sérieusement réfléchi à ce projet de loi au cours des derniers mois et je l’ai lu en entier.
De manière générale, j’ai remarqué que la plupart des réalités complexes ne se laissent pas saisir sous un seul angle, mais plutôt grâce à une convergence d’indices. Je crois qu’une telle convergence existe dans la question de l’euthanasie et nous permet de conclure qu’il est beaucoup plus sage de ne pas l’autoriser. Voici donc différentes raisons qui doivent selon moi nous convaincre, comme société, de rejeter ce projet de loi.
Je crois d’abord que l’existence de l’option euthanasie menacerait on ne peut plus concrètement les plus vulnérables de notre société. Dans un monde qui valorise tant la performance et la santé, on est naturellement enclin à douter du sens et de la valeur de la vie restante d’une personne malade ou âgée. C’est vrai de la population en général et le corps médical ne fait pas exception. Le rôle de la société est alors d’affirmer, notamment par la valeur symbolique de ses dispositions légales, que la condition des aînés et des malades n’altère en rien leur dignité, leurs mérites, leur droit à recevoir des soins. Offrir la possibilité de l’euthanasie dans le cas d’une maladie suffisamment grave, avancée et source de souffrances (article 26), c’est dire symboliquement que la vie d’une personne répondant à ces critères ne mérite pas nécessairement d’être vécue le temps qui reste. Le fardeau de la preuve qu’elle le mérite bien revient alors à la personne vulnérable, qui peut en plus être sensible à la surcharge manifeste de notre système de santé et aux conflits familiaux qu’exacerbent souvent les situations de fin de vie. Le Dr Margaret Scott fait au sujet des personnes âgées cette réflexion qu’on peut étendre aux grands malades : «Il est rare qu’une personne de 85 ans vous dise : je mérite ce qu’il y a de mieux dans la vie. Cours me chercher ça ! Elles nous disent plutôt : j’espère que je ne suis pas un fardeau. Auriez-vous la gentillesse de m’apporter une tasse de thé ? Nos grands-mères et nos grands-pères sont tous passés par là. 1»
L’argument principal pour l’euthanasie est que son interdiction prive certains malades d’une liberté cruciale. Mais on peut douter très sérieusement du nombre de demandes d’euthanasie véritablement libres. Quand sont ou seront-elles exemptes de la peur de souffrir, d’être un fardeau, d’être abandonné, toutes craintes auxquelles une société a le devoir de donner tort en développant des soins appropriés, mais que l’euthanasie viendrait plutôt accréditer ? Actuellement, seulement 30% des patients québécois en fin de vie ont accès à des soins palliatifs. Le projet de loi 52 prône leur développement, mais il serait bien téméraire, dans notre contexte de compressions budgétaires et d’explosion des coûts en santé, de prendre pour acquis que ce sera chose faite rapidement et facilement. On doit donc craindre qu’advenant une légalisation prochaine de l’euthanasie, une bonne part des demandes viennent davantage d’une grande détresse que d’un véritable désir de mourir.
L’argument de la liberté ne peut selon moi s’appliquer qu’à un petit nombre de malades qui souhaiteraient posément et résolument abréger leurs jours, indépendamment des conditions prévisibles de leur fin de vie. Ils disposent déjà, et c’est légitime, du droit de refuser un traitement. Le «droit d’être tués» doit-il aussi leur être accordé, et ce peu importe le prix à payer pour l’ensemble de la société ? On admet que la liberté des uns s’arrête là où elle porte préjudice à autrui. Outre les dangers déjà évoqués pour les plus vulnérables, le projet de loi 52 ne respecte pas la liberté de conscience des médecins. Le droit d’être tué implique le devoir de tuer. En vertu de l’article 30, le médecin qui ne veut pas mettre fin lui-même à la vie d’un patient répondant aux critères d’admissibilité, doit faire suivre la demande de ce patient à un intermédiaire qui trouvera alors un autre médecin prêt à le faire. On «épargne» au médecin réfractaire une action directe, mais on l’oblige à poser une action indirecte qui aura vraisemblablement le même résultat. Je ne vois pas en quoi cela règle son problème de conscience.
Je suis par ailleurs convaincue qu’une législation autorisant l’euthanasie, quelles que soient ses restrictions initiales, nous entraînerait sur une pente glissante Si l’on admet le principe qu’une personne peut réclamer de mourir de la main d’autrui, on sera logiquement obligé d’élargir progressivement les conditions dans lesquelles ce droit s’applique. La souffrance est une réalité très personnelle, subjective. Les souffrances psychiques peuvent être plus pénibles que les souffrances physiques, lesquelles sont d’ailleurs efficacement soulagées par les calmants et par la sédation palliative. Une personne aux prises avec un mal de vivre chronique peut éprouver une souffrance plus lancinante qu’un cancéreux en phase terminale dont les dernières semaines sont illuminées par une réconciliation avec un proche. Un dépressif chronique pourra-t-il réclamer un jour l’aide au suicide, en alléguant son droit de ne pas mettre fin à ses jours clandestinement dans des conditions sordides, mais plutôt proprement et sans douleur ? Entre ce cas qui peut sembler extrême et le projet de loi actuel, qui déjà considère les «souffrances psychiques» comme des motifs d’euthanasie (art. 26), l’expérience d’autres pays montre un élargissement des conditions d’accès à l’euthanasie. La dépression majeure est devenue un critère d’accessibilité aux Pays-Bas en 1994, à la suite des démarches d’une personne dépressive qui la réclamait. Comment croire que la brèche ne s’élargira pas au Québec, avec un projet de loi qui définit l’«aide médicale à mourir» comme un «soin», dans un contexte législatif où l’accès aux soins doit être universel ? Les balises seront très difficiles à maintenir car elles pourront être considérées discriminatoires.
J’illustrerai mon dernier argument par une histoire. Il y a quelques années, la mère d’un de mes amis a reçu un diagnostic d’Alzheimer. Dévasté, ne voyant à l’horizon que de la souffrance pour sa mère et pour sa famille, cet ami m’a dit qu’il ne voyait pas en quoi on aurait pu s’opposer à l’euthanasie dans un cas pareil, si elle avait été légale. Mais il m’a confié récemment qu’il remettait cette position en question en constatant que son père, un homme isolé, introverti et effacé jusqu’à la maladie d’une femme profondément aimée, s’est beaucoup affirmé et épanoui au fil des démarches à faire et des liens à créer pour assurer à cette dernière des soins adéquats. Mon ami doute toujours de la qualité de vie de sa mère désormais incapable de communiquer. Mais, constatant qu’elle ne souffre pas et que pour ses proches, sa maladie a ouvert des horizons insoupçonnés, il réserve désormais son jugement.
Cette histoire montre selon moi que la vie, la souffrance et la mort restent des mystères qui nous dépassent et qui doivent être abordés comme tels, qui comportent des seuils à ne pas franchir. On ne peut jamais prédire les tournants d’une vie restante. On ne pourrait jamais être sûrs, après une euthanasie, qu’on n’a pas empêché une portion importante de vie d’exister. Le Dr Serge Daneault, spécialiste des soins palliatifs, l’exprime bien mieux que moi lorsqu’il écrit : «J’ai vu trop de fins de vie où l’inattendu survient sans avertir, où un bonheur ultime se glisse au détour d’un mot, d’un clignement d’yeux, d’un pardon, d’un dernier «je t’aime», pour risquer une seule fois d’empêcher ce bonheur par la provocation délibérée de la mort. Et l’expérience m’a montré que ce bonheur inattendu rejaillit sur les proches, qui continuent désormais leur vie avec ce trésor intime caché au fond d’eux-mêmes. 2»
Voilà donc pourquoi je suis contre le projet de loi 52. Bien sûr, je ne peux qu’approuver l’engagement qui y est pris de développer les soins palliatifs. Il ne faut toutefois pas s’y méprendre : l’enjeu principal est la légalisation de l’euthanasie. Et un poison enrobé de vitamines demeure un poison. On peut d’ailleurs penser que les dispositions louables du projet de loi visent en partie à en faire passer la clause décisive, tout comme le terme «aide médicale à mourir» camoufle la réalité crue de l’euthanasie.
Quel que soit le résultat global du vote, sur un tel sujet, chaque vote prendra valeur de témoignage. Chers députés, je vous remercie de votre attention à ma lettre, et je ne peux la terminer qu’en vous demandant de voter selon votre conscience.
Avec mes sentiments respectueux,
Sophie Brouillet
Villeray
MAY
2014