Professeur Devroede nous raconte la fin de vie de sa mère, et nous parle de ses 45 ans de carrières de chirurgien et professeur.
Introduction
Il y a dans la société une énorme confusion entre euthanasie et soins palliatifs.
Il y a aussi une énorme confusion entre soin et acharnement thérapeutique.
Il existe aussi , dans la société, docteurs et malades inclus, un reliquat du modèle biomédical qui date de deux siècles et tourne les carrés un peu ronds. Et ce, même si le modèle biopsychosocial a été publié dans le New England Journal of Medicine par George Engel, il y a très longtemps, en 1949. La médecine « scientifique » ( pas toujours si scientifique que cela, car rognant sur les nombreuses variables à l'oeuvre ) n'a toujours pas encore trouvé un sens à la santé et la maladie, et fonctionne encore beaucoup trop comme si nous étions des garagistes qui réparent les automobiles que seraient les malades. Qui seraient « tombés malades » dans je ne sais quel trou.
Enfin, la majorité de la population, médecins, malades, et politiciens inclus, ignorent totalement la différence entre la notion d' amour et celle de transfert, où l'autre n'existe pas et est pur objet de projection.
Toujours en pratique à 76 ans, même si je ne prends plus de garde, je continue à voir une trentaine de malades par semaine. J'ai été bien formé, il y a longtemps, à la clinique Mayo, et, cherchant toujours à créer une alliance thérapeutique avec les malades que j'allais opérer, j'ai eu le bonheur ou la chance de n'être témoin d' aucune mortalité élective chez les malades que j'ai accompagnés durant mes 45 ans de carrière de chirurgien et professeur. J'ai du, par contre, lutter contre l'acharnement thérapeutique parfois exigé via une chirurgie inutile.
Mais surtout, j'ai fait face dans ma chair, mon coeur, mon esprit et mon âme au dilemme de ma mère qui voulait que je la tue.
Je vous joins le récit de ce que j'ai vécu à ce moment là.
Ghislain Devroede
Professeur Associé.
Professeur Mentor
Département de chirurgie
Professeur en éthique et communication ( Phase Profession MD )
Faculté de Médecine
Université de Sherbrooke
Face à la mort, celle de ma mère
Texte publié dans le Devoir du 19 octobre 2004
et reproduit avec la permission de l'auteur, Ghislain Devroede
Depuis quelques mois, le débat de société entourant le suicide assisté est à la une. Le 28 septembre dernier, Marielle Houle était accusée d'avoir facilité la mort de son fils, Charles Fariala. Ce dernier souffrait de la sclérose en plaques. En décembre dernier, le suicide assisté faisait la une de la revue L'Actualité qui traçait les grands enjeux de ce débat. Plusieurs se demandent où doit s'arrêter la compréhension envers les gestes commis contre la vie et où commence la protection de celle-ci. En lien avec ce débat, nous vous proposons ce témoignage de Ghislain Devroede, publié dans Le Devoir le 19 octobre 2004.
Ma mère est morte le 22 février dernier. En novembre de l'année précédente, elle avait décidé de mourir. À 89 ans, après avoir enterré trois maris, elle se désolait de sa solitude et en mourait, solitude qui l'habitait depuis sa toute petite enfance. Sa mère voulait un fils et, par malheur, avait d'abord eu deux filles, lesquelles ont passé leur vie à s'entre-déchirer sans pouvoir affronter leur mère, rivée à son fils. Ma mère est donc devenue tardivement anorexique et déprimée. Mais elle a alors commencé à « toucher » à ses émotions, et elle qui me disait « pleurer toute seule dans son coin » quand elle était enfant m'a dit merci, avant de mourir, pour lui avoir appris à pleurer.
La vie d'un homme devient différente après la mort de son père et après celle de sa mère. Je ne suis pas exceptionnel de ce point de vue. Ce qui sort de l'ordinaire, c'est la demande, maintes fois répétées, de ma mère, en novembre 2003, de la tuer. C'est-à-dire de l'euthanasier. Sa table de nuit regorgeait de médicaments de toutes sortes, comme le sont souvent les pharmacies des vieilles personnes. Assez pour la tuer. Mais, alors qu'elle n'était pas paralysée, c'est à moi qu'elle a demandé, un mois durant, de façon répétitive, de la tuer. Quand je suis arrivé avec ma femme à Bruxelles, nous avions été prévenus de venir rapidement car ses dernières heures étaient proches. Quand elle nous a vus, elle s'est exclamée: « Enfin, vous êtes là, je peux mourir. » Je lui ai donné mon accord, et nous l'avons veillée toute la nuit. Le matin, elle était toujours là. Cela se répéta de nombreuses nuits, jusqu'à ce que je lui demande pourquoi elle voulait tellement mourir, mais ne mourait pas... Et de me parler de ses « grands péchés »... deux avortements provoqués il y a 50 ans, à une époque où la noirceur n'était pas si grande que au Québec, mais tout de même. Je l'ai apaisée, rassurée, je lui ai parlé du caractère autoritaire de mon père. Et comme elle ne mourait toujours pas, je lui ai redemandé pourquoi. Elle m'a alors parlé de la mauvaise relation qu'elle avait avec ma soeur. Je lui ai dit que celle-ci payait pour sa mère à elle. Ma soeur et elle se sont réconciliées. Ma mère lui a demandé pardon de ne pas l'avoir aimée, et d'avoir songé à avorter d'elle aussi. Que de monstres sont ainsi sortis du placard, que de secrets de famille ont été éventés parce que j'ai renvoyé ma mère à la responsabilité de sa vie.
Quand elle est morte, elle était paisible. Je lui ai dit merci de sa curiosité, qui a fait de moi un chercheur d'amour et de vie. Elle m'a répondu d'un sourire, et elle est morte à la minute où mon avion s'est posé à Montréal.
Alors non. Tuer quelqu'un, même par amour? Comment savoir ce qui gît dans les tréfonds de l'inconscient? Peut-on même imaginer la possibilité qu'il y ait des balises profondément saines à l'euthanasie?
ShareJUN
2014