Quand ma sœur Diane est née, elle était la huitième enfant. En ce temps-là, beaucoup de gens étaient institutionnalisés s’ils avaient des problèmes de développement sévères et mes parents furent fortement encouragés à faire de même.
Cependant, en dépit de leurs immense tristesse et crainte, mes parents ont refusé la solution facile. Ils ont ramené le bébé à la maison et ne nous ont même pas dit immédiatement qu’elle était handicapée. Ils ont eu la sagesse de nous laisser la chance de tomber en amour avec elle comme être humain. Elle avait 3 ans et moi 8 ou 9 avant que je ne l’apprenne.
On avait dit à mes parents qu’elle ne marcherait jamais, et qu’elle n’apprendrait peut-être pas à parler. Les gens disent toutes sortes d’affaires, sans vraiment savoir. Peut-être que pour les gens institutionnalisés, c’était le cas, mais encore une fois, mes parents ont refusé. Ma mère lui faisait faire des exercices de conditionnement physique tous les jours. Elle a aussi montré aux plus vieux comment faire exercer leur sœur. Elle a eu trois ans avant de faire son premier pas, mais la famille a célébré l’événement comme une graduation!
On avait dit qu’elle devait aller à une école spéciale et mes parents se sont impliqués pour qu’elle apprît autant qu’elle le pouvait. Déçus des attitudes dans cette école ils ont fondé une association pour les gens comme ma sœur et ont siégé de nombreuses années sur le conseil d’administration. Cette association a fini par être prise en main par la province et la municipalité et a donné naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui Ottawa Community Living, qui a gardé beaucoup des principes d’intégration et d’acceptation qui ont inspiré l’Association parents.
Mes parents étaient des gens très intelligents et nous les enfants étions très habitués à arriver premiers de classe. Je crois que la présence de Diane dans nos vies et l’importance qu’elle avait dans nos projets de famille ont su nous détourner de l’arrogance qui accompagne souvent les gens intelligents et nous a appris, mieux qu’aucune leçon théorique, la compassion qui reconnaît que nous sommes tous frères et sœurs sur cette planète et que nous sommes responsables les uns des autres.
Diane faisait partie intégrante des mariages, des baptêmes, des fêtes de famille divers. Elle était très courte et avait une apparence un peu bizarre. Elle avait aussi des petites manies. Mais elle avait une très bonne oreille, elle aimait beaucoup la musique. Elle comprenait le français et l’anglais.
Mais son talent le plus marquant n’était pas mesurable : elle savait toujours comment on se sentait. Elle percevait les vraies émotions sans égard au masque qu’on portait. Si une personne était triste ou seule ou craintive, elle ne manquait jamais de le repérer et d’aller vers cette personne. Elle n’avait pas beaucoup de mots pour consoler, mais elle se tenait proche, caressait les cheveux ou donnait un câlin. Si elle vous connaissait, elle vous disait des mots d’amour. Sinon elle se tenait proche et essayait de vous attirer l’attention ou vous caresser la main. Si une personne éprouvait du dégoût ou de l’hostilité à son égard, elle le savait toujours, quel que soit leur comportement externe. En ces temps-là, elle baissait la tête, regardait sa main, refusait de les regarder ou leur parler.
Quand mes parents avaient 70 ans, ils ont mis son nom sur une liste d’attente pour la faire entrer dans un foyer de groupe. Ça a pris 7 ou 8 ans avant qu’il y ait de la place pour elle, et elle y a vécu 10 ans. Nous l’y avons visitée ou sortie une ou deux fois par semaine. Tous les employés l’aimaient à cause de sa douceur (même si elle était très têtue) et de son entregent. Elle disait que Jésus était son tchum. Quand les gens disaient « Que Dieu te bénisse », elle répondait « que la Force soit avec toi ».
Une série de pneumonies l’ont finalement fait aboutir à l’hôpital à l’âge de 50 ans. Les médecins, en consultation avec ma mère (mon père ayant trépassé deux ans auparavant) et plusieurs de ses frères et sœurs, nous ont expliqué les causes complexes de ces pneumonies récurrentes et les interventions qui seraient nécessaires pour les empêcher. Si l’on avait accepté ces traitements, la qualité de vie de Diane et sa mobilité seraient affectées. Vu son handicap mental, nous avons cru que ce serait difficile pour elle de comprendre pourquoi elle était assujettie à de telles pratiques et les séquelles permanentes de celles-ci (trachéotomie, nourriture par tube directement dans le ventre, sac de drainage pour les fonctions éliminatoires.) On conséquence, nous avons refusé ces thérapies extraordinaires et nous l’avons accompagnée pour les prochains trois jours avec nos prières, nos paroles, nos caresses, notre présence physique à ses côtés.
Ma mère, qui avait 88 ans, n’a pas quitté l’hôpital jusqu’à la fin. Il y en avait toujours d’autres, frères, sœurs, cousins avec elle. Diane respirait avec difficulté et on lui donnait de la morphine à volonté pour la calmer. Elle savait qu’on était là, regardait souvent sa mère avec amour. Elle n’était pas étrangère à la souffrance et elle l’endurait avec grâce et douceur. Les employés de l’hôpital nous gardaient au courant de son statut, et quand la quantité d’oxygène dans son sang a commencé à diminuer, elles nous ont avertis que sa fin était imminente. Quand elle est morte, ils sont venus enlever tout l’équipement médical et nous ont dit de rester avec elle aussi longtemps qu’on le voulait.
La vie de Diane ainsi que sa mort avait un sens profond. Il n’y a pas de prix qu’on peut mettre à l’occasion d’apprendre et de pratiquer la compassion. Diane a grandement enrichi nos vies. Toute la communauté d’Ottawa en a bénéficié à cause de l’inspiration qu’elle a donnée à mes parents pour s’impliquer. Sa vie a touché la vie d’innombrables gens. Dans toute sa vie, elle n’a jamais fait de mal à qui que ce soit.
Sa mort nous a permis de prendre connaissance de notre condition humaine, d’apprivoiser un peu ce qui nous attend tous, de dire au revoir dans un contexte humain et solidaire.
Marilyn Morse
Gatineau QC
22 juin 2014
JUN
2014