Belgique: 10 ans de dépénalisation de l’euthanasie — Un médecin témoigne

Médecine et société

PAR MICHEL DONGOIS LE 1 MARS 2013 POUR L'ACTUALITÉ MÉDICALE
Environ 6000 patients incurables ont demandé, et obtenu, l’euthanasie en Belgique depuis 2002.
La Dre Catherine Dopchie* a récemment fait le point à Montréal sur une décennie de dépénalisation de l’euthanasie dans son pays. Elle a évoqué ce qu’elle appelle « les dérives et dérapages » de la loi.L’actualité médicale l’a rencontrée. Elle s’exprime ici en son nom personnel.
Les critères de dépénalisation de l’euthanasie sont clairs (voir encadré). Pourtant, il y a des dérapages, selon vous. Pouvez-vous donner des exemples ?

La Dre Catherine Dopchie. Photo: Michel Dongois
Des patients âgés ont été euthanasiés pour lassitude de vivre, ou souffrance anticipée de deuil. On a par exemple euthanasié une dame avec son époux en fin de vie, parce qu’elle souffrait trop de le perdre après 60 ans de vie commune. La vieillesse, avec ses pertes, est la maladie grave et incurable exigée par la loi. Le médecin qui a pratiqué ces euthanasies a ratifié que ces souffrances, subjectives, étaient intolérables et inapaisables.
Souffrir de la maladie d’Alzheimer donne accès à l’euthanasie si vous êtes encore conscient et capable. La souffrance est dans l’anticipation, et l’incurabilité ne tient pas compte des progrès médicaux à venir. Une patiente suicidaire au moins a été considérée comme suffisamment capable, et en même temps suffisamment incurable, pour être euthanasiée. À ces patients en perte du sens de vivre, on propose de devenir donneurs d’organe, sans que cela soit considéré comme une pression extérieure.
La Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie n’empêche-t-elle pas ces dérives ?
La Commission pousse à interpréter la loi avec plus de souplesse, malgré les divergences de vues en son sein, notamment sur la notion de « souffrance psychique insupportable et inapaisable ». Elle dit aussi, en substance : « Signez de plus en plus de déclarations anticipées d’euthanasie, ça facilite la vie des soignants si vous êtes inconscient. » Et aux médecins : « Interprétez de manière moins restrictive la notion d’inconscience irréversible. » Cela  revient à faire la promotion de l’euthanasie et rejoint ces propos : « Surtout, signez votre déclaration aux premiers signes de la maladie d’Alzheimer. N’attendez pas d’être dément, car vous ne pourrez plus être euthanasié. »
En quoi la loi et la Commission divergent-elles ?
La loi voulait faire respecter le fait que l’euthanasie est une transgression éthique, mais la Commission introduit une autre pensée, celle du droit à maîtriser sa mort. Les dérives sont inscrites dans cette lecture subversive de la loi. Il n’y a pas de limite contrôlable à cette position.
Quel a été l’impact de l’euthanasie sur les soins palliatifs en Belgique ?
Elle a contribué à les considérer comme  futiles. Demander que l’euthanasie ne soit accessible qu’à ceux qui ne sont pas soulagés par les soins palliatifs, c’est de l’acharnement thérapeutique ! Quel patient a envie de suivre ce chemin de souffrances que peut être une fin de vie s’il n’a pas expérimenté lui-même ce qu’apportent les soins palliatifs ? Pourtant, les fruits d’humanité sont bien là pour les proches, les survivants.
Le manque de confiance en la possibilité qu’a l’être humain d’intégrer la réalité de sa souffrance et de trouver un sens à vivre a réduit l’Homme à sa souffrance et le soignant, à l’efficacité de ses actes. Vouloir à tout prix abolir la souffrance, c’est abolir le souffrant. Il faut le vivre de l’intérieur, au quotidien, pour saisir les infinies nuances de ces réalités difficiles.
Avez-vous déjà eu vous-même, en tant que médecin, des demandes d’euthanasie de la part de vos patients ?
Je ne pratique pas l’euthanasie, et les patients le savent. Mais depuis la dépénalisation de ce geste, la demande est moins exceptionnelle qu’avant. S’il s’agit d’une demande qui persiste, le patient trouvera un autre médecin référent. Cela a l’air simple, mais en pratique, pour des patients fragiles, c’est très compliqué; ça génère aussi beaucoup de souffrances pour moi qui suis partagée entre le désir d’aider le patient et le refus de compromission.
Mais avez-vous vécu des cas précis ?
Oui, à deux reprises. L’une où le patient, encore très autonome, voulait m’imposer un droit de créance : il a géré son choix avec efficacité, nous prenant en otages de son droit. Il a obtenu d’être euthanasié à son domicile, au jour et à l’heure décidés par lui, et en exigeant la présence de son fils. L’expérience m’a glacée par son côté déshumanisé.

Le soigné n’est pas que sa souffrance et le soignant est plus que sa fonction. On ne veut pas soutenir l’être pour qu’il traverse sa souffrance, mais éliminer sa souffrance. C’est cela qui me chiffonne.

L’autre, où le patient s’est enlisé, coincé par une pression filiale, alors qu’il cherchait avidement une autre preuve d’amour. Un transfert au domicile pour l’euthanasie avait été organisé avec le consentement du patient et du médecin traitant. La pression du fils, avec menace d’avocat, pour que le patient soit euthanasié dans mon service a été telle qu’il a fini par l’être, par un autre médecin, en mon absence, sans tenir compte des paramédicaux. Cela m’a laissé un grand sentiment de tristesse, d’impuissance, de révolte aussi.
Ces deux histoires vécues sont une confirmation pour moi que l’euthanasie n’est pas une voie vers plus d’humanité, mais un contre-progrès qui mène à la mort de notre société.
Pourquoi, selon vous, en arrive-t-on à vouloir l’euthanasie ?
Il existe des situations cliniques exceptionnelles, précisons-le. Pour les autres, il y a l’angoisse, due à notre perte de foi en notre capacité d’intégrer nos limites et d’accepter qu’elles peuvent amener chacun de nous à être quelqu’un de plus grand, de plus beau, que nous méconnaissons.
L’être humain veut s’affranchir de sa nature limitée : je ne veux plus des limites de mon corps sexué, je ne veux plus de mon infirmité, je ne veux plus non plus de ma nature sociale, relationnelle par essence, car je ne veux dépendre de personne. Ajoutez-y la tyrannie du « j’ai le droit » et la boucle est bouclée.
L’euthanasie serait donc le refus de la dépendance…
Oui, mais surtout le refus des solidarités. Prétendre éliminer la souffrance à tout prix en éliminant le souffrant, c’est aussi éliminer une large part d’humanité en nous. L’euthanasie n’est pas une histoire de médicament ou de technique, mais de perte de sens de l’Homme.
Le soigné n’est pas que sa souffrance et le soignant est plus que sa fonction. On ne veut pas soutenir l’être pour qu’il traverse sa souffrance, mais éliminer sa souffrance. C’est cela qui me chiffonne.
Même là où les meilleurs soins sont dispensés, n’existera-t-il pas toujours un certain nombre de patients qui voudront déterminer eux-mêmes le moment de leur mort ? Comment respecter cela ?
Respecter la volonté de quelqu’un ne me suffit pas. C’est la personne, dans toute sa réalité qu’il me faut respecter. Et respecter la personne qui souffre dans sa globalité, c’est croire en elle, ce n’est pas poser un acte qui confirme sa soi-disant indignité. Le regard que je pose sur cette personne sera celui qui lui permettra peut-être de relever le défi de la vie.
Si, malheureusement, je n’y arrive pas, la fin ne justifie pas tous les moyens. Si j’accepte de tuer un semblable parce que je n’arrive pas à le soulager, je me condamne à une utopique toute-puissance qui, au contraire, m’entraîne de plus en plus dans une incapacité à compatir et fragilise les autres personnes vulnérables.
Que craignez-vous, au fond, en tant que médecin ?
Être réduite à ma seule fonction, utilisée, objectivée, pour devenir celle qui dira à ses patients en grande souffrance : « Choisissez entre ces trois options : 1) chimio et acharnement thérapeutique; 2) soins palliatifs; 3) euthanasie », puis s’exécutera.
La société, assez majoritairement, n’en est-elle pas à accepter l’euthanasie, bien encadrée, faite par des médecins volontaires, etc. ? 
C’est ce que l’on veut nous faire croire en tentant de nous imposer l’idée que l’être humain, et donc la société, n’est pas capable d’intégrer la souffrance, ni de soutenir durablement celui qui souffre. Mais même si c’était vrai, ce qui fait partie des us et coutumes ou de la norme n’est pas forcément moral. Darwin le disait déjà : ce qui nous différencie de l’animal, c’est l’attention que nous portons au vulnérable.
Euthanasie veut dire « mort douce ». N’est-ce pas ce que souhaitent bien des gens ?
C’est typiquement l’histoire de ce dossier. Les mots sont utilisés de manière à générer la confusion. En Belgique, l’euthanasie est l’acte de tuer un souffrant à sa demande. Bien sûr que les protagonistes ne sont pas des monstres, au contraire. Mais l’acte reste monstrueux et n’a rien de commun avec de la douceur.
Votre bilan personnel en tant que médecin ?
L’euthanasie vient me chercher dans les raisons mêmes qui m’ont amenée à la médecine. Ça me démolit de l’intérieur, car je ressens beaucoup de souffrance par le fait d’être bloquée dans la relation. Avant, nous pouvions être tenaces, persévérants, continuer à chercher avec le patient des moyens de vivre. Si la mort est une option facile, comment préserver l’échange, l’alliance thérapeutique ?
Et si vous-même étiez agonisante…
Ma dignité sera encore là. J’ai besoin de croire que les autres, à commencer par mes propres filles, me regarderont avec ces yeux-là. La dignité ne peut pas être relative.

La loi belge, en bref

La Loi relative à l’euthanasie (28 mai 2002) limite celle-ci à des cas particuliers, pour des situations médicales sans issue. Elle évoque notamment :
  • une maladie incurable et le caractère inapaisable des souffrances du patient;
  • le caractère répété et volontaire de la demande de mourir, et sa confirmation écrite;
  • l’avis du médecin obligatoirement consulté.
La Loi voulait, entre autres objectifs, contrer les euthanasies clandestines.
Elle garantit la clause de conscience pour les médecins, qui ne sont pas tenus
de pratiquer l’euthanasie.

Environ 6000 patients incurables ont demandé et obtenu l’euthanasie en Belgique depuis 2002.

* Cancérologue et responsable d’une unité de soins palliatifs en Belgique.
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