Démence et Alzheimer : est-ce que je demeure la même personne?

Depuis son dépôt le 29 novembre dernier, le rapport d’experts Filion-Maclure a fait couler bien de l’encre. Pas assez, pourrait-on dire, puisque la proposition qu’il met de l’avant soulève un enjeu moral majeur : la possibilité pour quelqu’un de mettre fin à ses jours par anticipation. Une personne devrait pouvoir recevoir l’euthanasie, affirme le rapport, même si elle est devient inapte à consentir au moment même. C’est que le consentement est donné par avance, à la suite d’un diagnostic de maladie incurable.

Pour justifier cette mesure, le rapport aborde dans son chapitre 5 une problématique proprement philosophique (un des coprésidents du comité d’experts, Jocelyn Maclure, est professeur de philosophie) : reste-t-on la même personne si l’on perd ses facultés mentales? Il faut saluer l’effort et la transparence intellectuelle de cette section du rapport, qui a été très peu discutée. On y expose les positions philosophiques justifiant l’euthanasie par anticipation ainsi que les objections les plus pertinentes. Or la conclusion des experts est loin d’aller dans le sens de leur justification. Nous croyons même qu’elle représente une erreur philosophique.

L’objection principale contre la possibilité de contraindre son « moi futur » va comme suit, telle que présentée dans le rapport : on ne peut se contraindre soi-même à l’avance, puisque la personne atteinte de démence ou atteinte d’Alzheimer n’est plus la même. Dans cette perspective, la personne malade n’a plus de « connections psychologiques » avec les différentes périodes de sa vie. Son identité actuelle est en rupture avec son identité passée (p. 99-100 du rapport). Il est donc moralement problématique d’autoriser un « moi passé » à prendre des décisions pour une toute autre personne, un « moi futur ».

Paradoxalement, l’argument de la « rupture » (mon futur moi est distinct de mon moi actuel) est plutôt utilisé dans l’espace public pour justifier les directives anticipées d’euthanasie. Alors que certains ont peur de ne plus être « reconnaissables » en fin de vie, ils renient à l’avance leur moi futur qui ne serait plus leur vrai moi.

Or, selon les auteurs du rapport, cet argument ne tient pas. D’abord, les études empiriques ne permettent pas de tirer une telle conclusion de rupture dans l’identité. La maladie cognitive n’affecte pas toutes les régions du cerveau qui définissent l’identité (p. 100).

Ceci dit, sans négliger ces aspects biologiques, le rapport s’appuie plutôt sur ce qu’on appelle une « conception narrative de l’identité personnelle ». Cette conception, explique-t-on, est « centrée sur les valeurs et le récit qui nous servent à interpréter notre expérience » (p. 100). La question qui se pose est alors la suivante : est-ce que la maladie fait partie du « récit de vie » d’une personne, même si elle n’est plus capable de « mettre à jour » ce récit?

À cette question, les auteurs du rapport répondent non. La maladie ne fait pas partie de l’identité, car alors la personne n’est plus le narrateur de son identité. C’est alors l’identité antérieure à la perte cognitive qui prévaut. De cette façon, quelqu’un pourrait décider d’avance de recevoir l’aide médicale à mourir sans faire violence à un autre « soi ». Son identité est comme figée dans le temps.

Cette position s’appuie sur une distinction entre les « intérêts critiques » d’une personne, et ses « intérêts expérientiels ». Les premiers sont des intérêts qui guident les choix les plus importants de nos vies, ce sont les « valeurs prioritaires » d’une personne. Les seconds renvoient « aux intérêts qui nous permettent de mener une vie agréable et confortable, de vivre des expériences et des émotions positives, d’améliorer notre bien-être immédiat ». Selon les auteurs du rapport, bien qu’une personne inapte ait encore des intérêts expérientiels, les intérêts critiquent disparaissent. Comme ceux-ci sont les plus importants pour déterminer l’identité d’une personne, la personne n’est plus en mesure de vivre « intégralement ».

Ainsi donc, nos experts écartent la possibilité d’une rupture de l’identité, mais affirme la possibilité d’un figement, d’une pétrification de l’identité à un stade X.

Pourtant, cela est en contradiction avec une conception narrative de l’identité, telle que l’ont pensée les philosophes les plus notoires, de Paul Ricoeur à Charles Taylor. Une conception narrative de l’identité n’implique pas un « narrateur omniscient » qui serait complètement transparent à lui-même. Au contraire, nos identités sont formées en dialogue avec les autres et le monde qui nous entoure. Paul Ricoeur résume ainsi l’identité humaine : soi-même comme un autre.

Soi, même et autre. Cela signifie que notre soi est sans cesse en transformation de par ses relations et ses expériences. Autrement dit, les « intérêts expérientiels » sont également déterminants pour le choix des valeurs prioritaires, pour la construction du soi. Que ces expériences sont moins conscientes ne fait pas en sorte qu’elles ne sont pas déterminantes. Et lorsqu’un soutien adéquat est fourni, les relations humaines peuvent même être enrichies.

D’autre part, une personne demeure également la même, puisque son être intégral ne change pas au fil du temps. Nous pouvons illustrer cette différence et cette complémentarité entre le « même » et le « soi » par l’exemple le plus commun: êtes-vous la même personne que lorsque vous étiez bébé? Évidemment. Pourtant, tout en vous a changé: la matière de votre corps s’est renouvelée à 100%, vos capacités cognitives ne sont plus du tout les mêmes et votre personnalité a grandement évolué. Malgré cela, en voyant une photo de vous enfant, vous dites « c’est moi! ».

Bref, si une personne souffrant de démence ou d’Alzheimer a effectivement des possibilités limitées de construction identitaire, il n’en demeure pas moins qu’elle reste non seulement la même, mais que son « moi » continue de se transformer et de déterminer qui elle est. Se contraindre par avance à se suicider (par l’intermédiaire d’un autre) est une violence grave faite à un soi futur qu’il est impossible de connaître, violence qui ne devrait pas être autorisée.

On pouvait être pour ou contre l’aide médicale à mourir, mais ici nous avons donc tout simplement affaire à une exécution.

Maxime Huot Couture

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