Souffrance, euthanasie et suicide assisté : réfléchir et intervenir

Johanne de Montigny

Johanne de Montigny a donné une conférence dans le cadre du 10e Institut d'été au Centre de recherche et d'intervention sur le suicide et l'euthanasie (CRISE). Mme de Montigny est psychologue, Unité de soins palliatifs, Centre universitaire de santé McGill, Hôpital général de Montréal, et pratique privée.

Texte de la conférence

Montréal, le 1er mai 2013

Je me sens privilégiée d’être parmi vous aujourd’hui et je tiens à remercier les professeurs Brian Mishara et Mélanie Vachon qui m’ont lancé la belle invitation. Je salue également toutes les personnes responsables de cette activité dont le sujet nous interpelle.

Mon propos fait écho à plus de 25 ans d’accompagnement et de soins psychologiques auprès de grands malades et auprès de familles en deuil. C’est une expérience forte qui a changé mon propre rapport à la vie, à la mort, à l’amour, à la souffrance, et au deuil.

D’autres expériences à ce jour nourrissent ma réflexion, des expériences personnelles et préalables à mon engagement professionnel mais, aussi, la découverte de lectures qui ont élargi mon horizon et nuancé les couleurs de ma toile de fond. De plus, l’équipe interdisciplinaire que je coudoie assidûment m’insuffle à la fois le goût de vivre, de soigner et de protéger la dignité des grands malades. Mes collègues sont des êtres formidables avec qui je partage des moments forts de la vie.

Je ferai quelques liens, mais très peu, et seulement pour le bénéfice de notre réflexion, à propos de mon histoire de survie qui fut le déclencheur d’une transformation personnelle et d’une piste professionnelle subséquente. Je n’y reviendrai que pour mieux camper le regard que je porte aujourd’hui sur la médecine, sur les soignants multidisciplinaires, sur l’apport des bénévoles et sur ce que représente actuellement le malade aux yeux de la société québécoise.

Je vous parlerai aussi à partir du chapitre 29 de mon plus récent livre intitulé Quand l’épreuve devient vie afin d’étayer une écriture qui autrement resterait figée sur papier. Autrement dit, je me présente avec une parole à la fois bien ancrée et continuellement en mouvance. Fort probablement parce que le sujet de la mort m’inspire la mort de sujets dont la vie même diminuée, les dignifie.

La citation d’Hélène Cixous dans La dernière phrase éclaire aussi ma pensée : « Au moment où il lui est signifié de mourir, ce qui lui est donné, c’est enfin la vie; et ce qui lui est ôté, c’est le semblant de vie qu’il vient de trouver si tard, mais enfin vivante… Il vit une vie et plus : une vie plus sa fin. Alors arrive la grâce. Cette grâce, ce n’est rien. C’est seulement l’occasion du renversement. Car elle arrive seulement quand cette vie si courte touche à sa fin. » (Cixous, 1982).

À l’urgence de vivre, s’ajoute aujourd’hui l’urgence de quitter un monde qui a du mal à tolérer l’inconnu, l’impuissance, et la lenteur du temps. Nous sommes passés de la peur du changement à

l’obsession de changements aux mille et un courants. La confusion entre l’évolution d’un peuple et ses décisions hâtives ou précipitées explique parfois les réactions et l’action qui éclipsent la réflexion. Tel est le danger avec le phénomène de l’euthanasie. Nous avançons dans un monde pour qui la maladie, la perte d’autonomie, le vieillissement, la saine dépendance et la quête de sens constituent des états, des étapes ou des valeurs qui aujourd’hui interfèrent avec la recherche du pouvoir, le culte de la performance et le nouveau penchant pour l’instantanéité. Nicole Aubert (2010), sociologue et psychologue, nous trace le portrait de l’homme pressé : « Galvanisés par l’urgence, parfois presque shootés à cette nouvelle forme de drogue, certains ont besoin de ce rythme pour se sentir exister intensément. Tels les héros d’une épopée contemporaine, ils ressentent l’ivresse d’accomplir des exploits en temps limités et de vaincre la mort en triomphant du temps. »

Je travaille à l’Unité de soins palliatifs du Centre universitaire de santé McGill depuis 1988. Présentement, à l’Hôpital général de Montréal, quinze lits sont dédiés aux personnes en phase terminale avec une moyenne de dix-neuf jours de vie intense pour le patient, significative pour l’entourage et féconde pour les soignants. Je mesure ma chance d’œuvrer dans ce lieu particulier où la vie et la mort se côtoient intimement, car cette proximité me permet d’évaluer la complexité et la force de l’être humain. Un mourant peut être à la fois triste et serein; une famille, à la fois éplorée et fonctionnelle, un soignant, fortement touché par une personne ou par sa situation sans en être dévasté. Autrement dit, à travers la souffrance liée au processus de mourir et à la perte, se vivent des séquences de bonheur, de réconciliation, d’espoir et de transformation personnelle parfois pour la personne en fin de vie, souvent pour un membre de la famille et toujours pour le soignant. Le lieu d’accueil est particulier; je pourrais le décrire comme à la fois calme et triste, chaleureux et vivant, sécurisant et réconfortant. Mon travail me permet d’aborder le sujet de la mort par le biais de la vie et de voir, à l’approche du mourir, l’émergence d’une zone de paix. Les mois et les années qui ont précédé l’aboutissement semblent avoir été, pour le malade comme pour sa famille, beaucoup plus turbulents. En d’autres mots, les derniers instants de la vie sont pour la plupart moins éprouvants ou chaotiques que les nombreux chemins pour s’y rendre.

Depuis les consultations particulières et les auditions publiques menées auprès des québécois sur la question du « droit de mourir dans la dignité » et la publication du rapport de la Commission spéciale qui en découle, ma préoccupation est grande vis-a-vis le maintien d’une fin de vie digne, telle qu’elle existe en soins palliatifs depuis une quarantaine d’années. Les équipes interdisciplinaires y occupent une place importante en matière de soins et de soulagement de la douleur physique, psychologique et spirituelle du malade. Il est très peu question de l’importance du travail d’équipe dans le rapport de la Commission, alors que cette contribution est essentielle pour assurer de bonnes pratiques. Notre expertise s’adresse aussi aux familles éprouvées en vue de les soutenir et de les accompagner dans le deuil. Les soins de fin de vie sont donc au cœur de nos préoccupations.

Comme il est mentionné dans le rapport Mourir dans la dignité (2012) « Au cours du siècle dernier, les progrès de la science ont été tels que la mort est devenue, pour plusieurs, un échec à éviter, une ennemie à contrôler. La société en cultive même une dénégation. Toutefois, au cours des années 1970, l’avènement des soins palliatifs a introduit un changement à cet égard, la mort étant davantage considérée, selon cette approche, comme un parcours naturel de la vie. » Par opposition, l’euthanasie - ici appelée « l’aide médicale à mourir » - est un procédé qui provoque intentionnellement et instantanément la mort. « Le fait de provoquer la mort doit-il devenir une réponse à la souffrance des grands malades? » C’est la question que pose le docteur Serge Daneault à son confrère, le docteur Marcel Boisvert, dans un échange de lettres sur leurs expériences et leurs positions respectives. (Boisvert; Daneault, 2010).

Face à la perspective de mourir et à l’espoir de survivre qui cohabitent chez la même personne, un seul paradoxe demeure inconciliable : Les soins palliatifs et l’euthanasie ne pourraient subsister à la même adresse. Le docteur Manuel Borod, directeur des soins palliatifs au Centre universitaire de santé McGill, l’a bien spécifié dans le journal La Gazette du 21 janvier 2013 :
« La loi proposée par le Gouvernement du Québec veut l’amélioration et l’élargissement du rôle des soins palliatifs. C’est tout le contraire qui en résultera si les soins palliatifs et l’euthanasie devaient coexister sous le même toit. »  L’euthanasie n’est pas un soin et ne pourra jamais être dispensée au cœur d’une approche palliative. La dissonance cognitive qu’évoque ce mariage impossible bouleverse les esprits, même les plus aguerris. Si une loi en faveur de l’euthanasie rebaptisée « aide médicale à mourir » devait voir le jour, il faudra alors bâtir des maisons clairement identifiées et destinées à cette pratique, afin de rassurer des milliers de malades qui nous sont confiés et qui craignent littéralement que nous abrégions leur vie. Selon Bernard Lapointe, médecin, chef des soins palliatifs à l’Hôpital Général Juif : « Le fait qu’une très grande majorité d’entre nous ne soutiennent pas la légalisation de l’euthanasie ou du suicide assisté résulte d’une réflexion souvent déchirante, murie au prix de nombreuses nuits blanches, une réflexion toutefois qui reconnaît le danger qui existe entre le malade et le médecin et la transgression d’un interdit séculaire en remettant au médecin le pouvoir de vie et de mort sur l’autre. » (Lapointe, 2010).

J’essaie de mesurer les impacts qu’aurait « l’aide médicale à mourir » dans les suivis de deuil. D’abord, la confusion des termes « euthanasie » et « aide médicale à mourir » est problématique; elle tend un piège à l’esprit. C’est-à-dire que l’utilisation d’un euphémisme dans les contextes de fin de vie ne rassure en rien les personnes ambivalentes face aux soins qui leur sont offerts. Déjà un certain nombre de familles cherchent à revoir le dossier pour s’assurer que la médecine n’a aucunement provoqué ou précipité la mort de leur proche. Or, la sédation palliative appliquée dans les règles de l’art enraye, quand celle-ci est nécessaire, toute douleur récalcitrante mais ne prolonge ni n’abrège la vie. Le rapport de la Commission (2012) indique que La Sédation palliative continue consiste en « l’administration d’une médication à une personne, de façon continue, dans le but de soulager sa douleur en la rendant inconsciente jusqu’à son décès. » En ce qui a trait à la sédation palliative intermittente, celle-ci se caractérise par « l’administration d’une médication à une personne, avec alternance de périodes d’éveil et de sommeil, dans le but de soulager la douleur en la rendant inconsciente. De son côté, l’euthanasie est un « acte qui consiste à provoquer intentionnellement la mort d’une personne à sa demande pour mettre fin à ses souffrances. »

Je ne suis pas certaine que la demande d’euthanasie soit toujours formulée dans le seul but de mettre fin à ses souffrances car, tout comme les mourants, les vivants éprouvent ponctuellement une souffrance existentielle qui de loin précède la mort. D’un point de vue psychique, cette souffrance oscille, c’est-à-dire qu’elle survient et disparaît tour à tour durant la vie jusqu’à la mort. La souffrance existentielle, qui souvent se traduit par des maux physiques ou du moins les amplifie, est tributaire de l’angoisse de mort qui n’épargne personne. Le sentiment d’impuissance qui s’ensuit porte l’être à décider lui-même de l’heure de sa mort. Or, ce type de contrôle ne réduit  aucunement  l’angoisse  que  suscite  la  mort  car,  même  devancée,  elle  adviendra.  La souffrance du malade en phase terminale est importante, mais elle s’inscrit dans le continuum de la vie qui tôt ou tard prendra fin. S’il fallait éradiquer la souffrance globale par une formule aussi radicale que l’euthanasie et le suicide assisté, on échapperait alors aux nombreuses alternatives déjà mises en place pour apaiser le malade par des moyens efficaces et dont nous disposons, incluant la sédation palliative, comprise comme un soin, quand toutes les autres tentatives ont échoué. Notre gouvernement québécois reconnaît la légitimité de cette pratique médicale in extremis quand elle s’applique dans une visée éthique et humaniste, avec le consentement éclairé du malade et l’approbation de sa famille. Si une euthanasie devait avoir lieu, pourquoi alors ne pas recourir à un comité éthique plutôt qu’à un homme de loi? D’autant plus qu’on ne cesse de lire ou d’entendre que seul un petit nombre de personnes ont accès à l’euthanasie.

Mourir au plus vite et vivre le plus longtemps possible, telle est l’ambivalence dans laquelle se retrouve la personne en fin de vie. Un jour le mourant cherche à quitter ce monde, à en finir avec la souffrance, la sienne et celle de ses proches mais, dès le lendemain, il remercie le ciel d’être encore là, ou alors c’est un proche qui découvre dans la durée un sens que la vie de tous les jours ne dégage pas.

Accompagner la personne en fin de vie, l’assister dans tout ce qu’elle est, dans ce qu’elle représente aux yeux de ses proches témoins, dans ce qu’elle parvient à nous transmettre comme valeurs du soin, nous humanise et nous conscientise sur la nécessaire interdépendance relationnelle que je traduirai par cette phrase : « Prête-moi tes forces le temps que je ramasse les miennes. » Ces forces font appel à la capacité que chacun découvre en vivant et non pas en fuyant ce qui lui arrive. Ce sont bien souvent les enjeux psychiques et spirituels qui prennent le relais quand le physique se détériore et que la vie tire à sa fin. Le mourant détecte en lui une dimension que la vie de tous les jours n’avait pu faire ressortir. De son côté, le soignant doit développer sa compétence de soulager la douleur tout en veillant à la dignité du malade. Ces précautions, c’est- à-dire « le souci de l’autre », permet aux proches d’entamer le deuil, de se détacher graduellement et le plus sereinement possible de l’être significatif et ce, dans un espace où la vie et la mort s’entrecroisent sans que le processus soit catastrophique. Court-circuiter le dernier rendez-vous par l’euthanasie ou le suicide assisté constitue à mes yeux un grand risque, celui de rater le message inattendu, c’est-à-dire le message ultime que nous dévoile l’imprévisibilité.

C’est ce que Viktor Frankl (1988), psychiatre et philosophe, a décrit comme le plus haut potentiel de l’humain capable de fabriquer du sens avec sa vie qui de toute évidence lui en a été dérobé. Après avoir vécu dans les camps de concentration jusqu’à la peur d’en mourir, Frankl nous dira :
« En fin de compte, l’homme ne devrait pas demander quelle est sa raison de vivre, mais bien reconnaître que c’est à lui que la question est posée. En un mot, chaque homme fait face à une question que lui pose l’existence et il ne peut y répondre qu’en prenant sa propre vie en main. Dans son chapitre sur le sens de la souffrance, il affirme aussi : « Il est possible de trouver un sens à l’existence, même dans une situation désespérée, mais il est impossible de changer son destin. L’important est donc de faire appel au potentiel le plus élevé de l’homme, celui de transformer une tragédie personnelle en victoire, une souffrance en réalisation humaine. Lorsqu’on ne peut modifier une situation – si l’on est atteint d’un cancer incurable par exemple - on n’a pas d’autre choix que de se transformer. »

Bien que la Commission spéciale envisage actuellement l’adoption d’une loi sur le « l’aide médicale à mourir» et non pas sur le « Suicide assisté », j’aimerais dire quelques mots sur le suicide et sur l’assistance au suicide, le thème d’aujourd’hui portant sur la souffrance globale.

Un tournant dans ma vie fut majeur le jour de ma rencontre avec un homme affublé d’une grande souffrance et dont la présence à mes côtés m’a transfigurée. Je vous raconte cette anecdote car, plus que nos études avancées, ce sont les expériences qui expliquent la perception et la signification que chacun attribue à la vie, à la perspective de la perdre et à l’acte de mourir.

À l’aube de mes 30 ans, j’ai rencontré pour la première fois une personne que l’on avait rescapée du suicide. Cet homme s’est retrouvé en physiothérapie après avoir tenté de s’immoler par le feu. Son visage était ravagé et en pleine reconstruction; son corps était amaigri, affaibli et difficile à regarder. Le rescapé était allongé sur une civière alors que j’étais assise dans un fauteuil roulant. Je n’arrivais pas à obéir à la physiothérapeute qui depuis des mois essayait de m’installer debout pour que je réapprenne à marcher. La douleur était trop intense pour me livrer à cet exploit. J’aurais voulu mourir dans ce Crash d’avion ayant fauché la vie de plusieurs personnes dont les membres de l’équipage, que je considère aujourd’hui comme mes premiers soignants. À l’instar de toutes les personnes confrontées à la mort, j’étais alors habitée par l’ambivalence entre mon fort instinct de vie et l’empreinte de la mort que sa proximité a inévitablement laissé en moi.

Ce jour-là, en physiothérapie, c’est le rescapé du suicide qui a ouvert les premiers pas. Je l’ai observé avec stupéfaction en me disant : cet homme a tout fait pour se supprimer pendant que j’aspirais tant bien que mal à ma survie. Péniblement, il s’est hasardé et il a avancé de quelques pas. Son mouvement m’a incitée à le suivre. C’est ainsi que j’ai pu à mon tour me lever et braver l’intensité de mes douleurs. J’étais animée par le courage de cet homme grièvement brûlé et contraint de reprendre la vie là où il avait pourtant tenté d’y mettre fin. Je le trouvais digne de sortir de sa torpeur et, à son insu, de m’inviter à en faire tout autant. Cet homme suicidaire m’a donné le goût d’approfondir mes réflexions sur le prix de la vie et sur l’irréversibilité de la mort. Cette expérience forte m’a enseigné que la dignité de l’un pouvait naître de l’histoire de l’autre. L’homme brûlé m’a ennoblie et m’a insufflé la force de faire face à ma réalité. Bref, le rescapé du suicide m’a physiquement et psychiquement réanimée. Et c’est en partie grâce à lui que mes études en psychologies se sont imposées à moi comme deuxième voie (voix).

Mon travail de psychologue me permet aujourd’hui d’approcher des malades pour les uns sereins, pour les autres en détresse, des familles disposées et d’autres en conflits, de côtoyer des bénévoles dévoués et généreux, de collaborer avec une équipe pour qui la dignité et la bienveillance constituent des valeurs suprêmes et des motivations profondes. L’accompagnement des grands malades et de leurs familles, le soutien aux personnes en deuil et au personnel soignant sont au cœur de mon mandat de psychologue et de ma joie d’aider. Or, il n’est pas rare que le proche du malade ait déjà pensé au suicide ou que l’un des membres de sa famille, dans un plus ou moins lointain passé, se soit suicidé.

Je me suis penché sur la question de « l’euthanasie » et du « suicide assisté » dans mon livre Quand l’épreuve devient vie (2010). J’y souligne que les sondages formulent la question en termes de « pour » ou « contre », un peu comme si l’on demandait à la population : « Êtes vous pour ou contre l’amputation? L’euthanasie de qui, l’amputation de quoi? Il n’est pas si simple – ou il est peut-être trop simple – d’y répondre quand on n’est pas touché de près par une aussi

grave décision. À la question « Si vous aviez des douleurs atroces durant le processus de mourir, souhaiteriez-vous que l’euthanasie vienne vous en délivrer? » Qui ne répondrait pas oui à cette offre, s’il ne sait pas qu’il existe d’autres options pouvant aider à soulager les douleurs? Les soins palliatifs ont été conçus pour assurer de bonnes pratiques médicales : soulager la douleur physique, apaiser la souffrance morale, éviter l’acharnement thérapeutique et donner du confort au malade. Encore une fois, l’euthanasie n’est pas un soin, c’est plutôt le contraire, puisque l’euthanasie met instantanément fin aux soins et à la vie. En ce qui a trait au « suicide assisté », l’expression même donne des frissons quand on pense qu’il est de notre devoir de porter secours à celui ou à celle qui attente à sa vie, à partir du moment où on en est informé. Nous sommes pris avec  la  double  contrainte,  c’est-à-dire  avec  la  confusion  entre  le  « suicide  assisté »  et « l’assistance à la vie menacée » du suicidant. En clinique, un certain nombre de personnes ayant survécu à leur geste suicidaire souvent nous confirme qu’une fois la crise suicidaire apaisée, le goût de vivre refait surface.

J’accueille et j’écoute les proches de personnes suicidées pour qui la traversée du deuil semble insurmontable, compte tenu de ses répercussions, la plus universelle étant le sentiment de culpabilité de n’avoir pu agir avant l’irréparable. Il faut voir la détresse des proches n’ayant pu intervenir au moment de la crise pour saisir, a posteriori, qu’une vie a du prix et que la mort annoncée et apprivoisée, au contraire de la mort sciemment provoquée, facilite le travail de deuil.

C’est le monde à l’envers. Alors que nous nous évertuons pendant des jours à trouver des survivants sous les décombres, à les sortir du pire même si leur état laisse à désirer, voilà qu’on pense à contrecarrer le processus naturel de mourir en précipitant la mort d’un proche qui en fait la demande à un tiers. Tous les malades le disent : « Je ne veux pas être un fardeau pour les miens » et tous leurs très proches répondent : « J’aimerais te donner au moins une parcelle de ce que j’ai reçu. » Tous les membres de famille ne veulent pas ou ne peuvent pas accompagner quelqu’un jusqu’à la mort et il est normal qu’il en soit ainsi. Mais s’il devait arriver qu’un malade soit délaissé par tous les siens, ce sont des bénévoles formés qui s’engageraient alors à tenir cette place au chevet du malade.

J’ai eu la chance de rencontrer et de former plus d’un millier de bénévoles dans plusieurs régions du Québec. J’y ai découvert des personnes désireuses d’assurer une présence et un soutien fraternels. Saviez-vous que « 40% de la population québécoise s’adonne à des activités bénévoles pour une moyenne de 162 heures individuelles par année dans les divers secteurs de notre société? »  (Éduconseil,  2010).  Cette  découverte  m’a  personnellement  réconciliée  avec  le « chacun pour soi » et « l’autonomie à tout prix. » Pour Serge Daneault, médecin, « Mourir est un acte social, communautaire, parce que mourir, essentiellement, c’est cesser de façon définitive de tisser des liens avec les vivants; mourir, c’est ne plus être en relation avec les autres dans l’espace concret de la vie. On meurt aux autres comme on vit en fonction des autres. » (Daneault, 2010).

Vouloir éradiquer la souffrance en éliminant les individus souffrants qui en font la demande, relève de la pensée magique et d’un sentiment de toute-puissance. La souffrance non seulement fait partie de l’existence, elle se manifeste également dans le processus de mourir. Il n’existe aucun malheur sans bonheur ni aucun bonheur sans malheur. L’euthanasie est un leurre, une réponse radicale et irréversible à une personne qui traverse une crise ponctuelle et passagère.

L’être humain est doté d’une aptitude extraordinaire et sous-estimée, c’est-à-dire la capacité de s’ajuster aux ruses de la maladie jusqu’à son dernier souffle. L’attitude du malade oscille constamment, son état est instable, l’incertitude lui pèse, mais il essaie de surmonter les irritants par tous les moyens possibles. Ceux qui nous sont chers et que nous prétendons connaître nous dévoilent tardivement la part inconnu de leur être. L’être ne peut présumer en amont de son découragement ni prédire sa résilience. Nous savons que lorsqu’une personne reçoit un diagnostique de maladie incurable, son processus d’adaptation à sa condition physique est en constante évolution et son désir de mettre fin à ses jours souvent s’estompe à mesure que sa mort approche.

Je me souviens de cet homme, un ingénieur de 60 ans, alité aux soins palliatifs pour ses deux dernières semaines de vie. Il avait imploré plusieurs membres de notre équipe : « Ma famille et moi sommes prêts pour mon départ, je ne suis pas déprimé, mes affaires sont en ordre depuis longtemps, et je m’impatiente. Dites-moi pourquoi vous ne pratiquez pas l’euthanasie quand un patient lucide le demande? » C’est à ce moment que le médecin m’a proposé de le rencontrer. Je ne savais pas si je devais d’emblée aborder le sujet de l’euthanasie ou l’exaspération du malade. Mais j’étais comme toujours confiante en la relation spontanée et authentique qui devait s’établir entre nous. Il m’a vite exprimé que sa vie n’avait plus aucun sens. Je suis restée silencieuse et réflexive. Puis, j’ai levé ma tête, et mon regard s’est posé sur le dessin d’un enfant. Il était signé
« Sabrina,  4  ans. »  Sa  petite-fille  avait  dessiné  un  lit  de  fer  dans  lequel  un  personnage
« allumette » était allongé. Son dessin était traversé par un cœur immense dans lequel était inscrit
le nom de « papi ». Je lui ai dit : « Votre fin de vie sert de canevas à votre petite fille. En faisant face à votre mort annoncée, à une date imprécise et à une heure inconnue, vous lui signifiez que l’être humain tient bon grâce à des percées de lumière à travers les jours sombres de la phase terminale. Par votre présence, vous lui donnez l’occasion de vous découvrir et de vous aimer dans votre vulnérabilité. Sans hésiter et sans crainte, Sabrina saute dans votre lit, elle s’allonge à vos côtés, elle démystifie l’hôpital et ses grands malades; vous lui permettez d’apprivoiser la mort et d’exprimer son deuil anticipé en vous offrant en retour ses dessins comme paroles d’enfant. Peut- être que votre séjour en soins palliatifs n’aura servi qu’à cela, à livrer des souvenirs importants pour une enfant qui, adulte, aura une attitude moins révoltée devant la mort, une capacité de se séparer sans que ce soit trop déchirant. Il arrive que l’on ne tienne plus à la vie pour soi, mais que le sens perdu en soi retentisse dans la vie de l’autre. » Cet homme est mort paisiblement dans les jours qui ont suivi. La petite a déposé son dernier dessin sur son corps inanimé; elle a continué de parler à son grand-papa jusqu’à ce que des proches la raccompagnent à la maison.

Je viens de parcourir le plus récent livre de Marie de Hennezel (2013), psychologue française, dont l’œuvre intitulé, Nous voulons tous mourir dans la dignité, ne cesse de m’inspirer. Je vous partage cet extrait: « Je porte ici l’inquiétude de ma génération. J’ai soixante-six ans et, comme beaucoup de personnes de mon âge soucieuses de vivre et mourir dignement, je suis surprise qu’un gouvernement de gauche, porteur de valeurs de solidarité, trouve plus urgent de remédier à l’indignité des fins de vie en légiférant sur les moyens d’écourter une existence qu’en s’attaquant fermement aux racines de l’indignité. «Mourir dans la dignité » a pris aujourd’hui un autre sens. Cela signifie anticiper sa mort pour ne pas se voir se délabrer ni imposer aux autres ce délabrement. Comme si la dégradation du corps et de l’esprit était signe d’indignité. Marie de Hennezel dénonce la captation de ce mot magnifique de « dignité » par une association qui milite, en son nom (L’Association pour le droit de mourir dans la dignité), en faveur de l’euthanasie et du suicide assisté. On ne peut pas réduire la dignité à l’autonomie ni à l’intégrité du corps, ni même à l’estime de soi. Enfin Marie de Hennezel pose une question percutante : Il faut se demander si une société peut à la fois lutter contre le suicide des uns et organiser celui des autres. »

Je termine ma présentation en vous partageant certaines pensées d’auteurs qui, à leur façon et à leur tour, m’accompagnent dans mon travail de psychologue.

D’abord ce témoignage d’un père à son fils gravement malade et décédé à l’âge de 14 ans :
« Tout ce que j’ai appris avec toi me permet maintenant de vivre sans toi. » (Cummings, Richard,
Michaël, mon fils, Montréal, Éditions de l’Homme, 2009, p. 128).

Je médite aussi sur les écrits de Léon Burdin à propos du métier de l’accompagnement. Cette phrase m’a particulièrement rejointe: « Même perdue, sa vie n’est pas achevée. Il lui reste encore à passer le flambeau. » (Burdin, Léon, Parler la mort. Des mots pour la vivre, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 66).

Quant à ma consoeur Marie de Hennezel, elle nous rappelle encore ceci : « Accueillir le vœu de mort d’une personne ne veut pas dire qu’on s’engage à l’exécuter. » (de Hennezel, Marie, Nous ne nous sommes pas dit au revoir. Aider la vie, Robert Laffont, Paris, 2000, p. 22-23)

Enfin, et tout juste avant de recueillir vos réflexions et vos commentaires, je vous livre ma propre pensée sur le sens que revêt à mes yeux la dignité de la personne : « La dignité d’une personne, a fortiori d’une personne malade, passe d’abord par le regard que son entourage pose sur elle, par le sens que l’on attribue à une vie diminuée mais pas banale. La dignité du malade se forme ou se déforme à partir de ce que nous lui renvoyons comme image et comme message. » (de Montigny, Johanne : Quand l’épreuve devient vie, Médiaspaul, Montréal, 2010, p. 204).

Bibliographie :

Aubert, Nicole : Le culte de l’urgence (La société malade du temps), Flammarion, 2003, p. 25 Borod, Manuel : Montreal Gazette, Opinion, There is no role for palliative care in providing
euthanasia le 21 janvier 2013

Commission spéciale sur la question de « Mourir dans la dignité », rapport mars 2012, p. 17-18 Cixous, Hélène : La dernière phrase, Corps écrit, no 1, L’écriture, PUF, Paris, 1982, p. 93-104 Boisvert, Marcel; Daneault, Serge : être ou ne plus être (débat sur l’euthanasie), les éditions Voix parallèles, Montréal, 2010, p. 14

de Montigny, Johanne : Quand l’épreuve devient vie, Médiapaul, Montréal, 2010, p. 163-170

de Hennezel, Marie : Nous voulons tous mourir dans la dignité, Robert Laffont, Paris, p. 7, 19, 20, 101 et 114

Éduconseil (en collaboration avec le Réseau de l’action bénévole du Québec), document intitulé Gestionnaire de bénévoles, 2010

Frankl, Viktor Emile : Découvrir un sens à sa vie, (traduction de : Man’s search for meaning), Les éditions de l’Homme, Montréal, 1988, p. 118 et 121

Lapointe, Bernard : Consultations particulières et auditions publiques en vue d’étudier la question du droit de « Mourir dans la dignité », Assemblée nationale du Québec, le 17 février 2010, p. 7

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