Vivre le moment présent

Témoignage poignant de Dr Michel Morissette comme patient. Témoignage Vivre le moment présent . Brèves réflexions qui susciteront l’espoir et surtout l’espérance. Dr Morissette s’adresse à la fois à ceux qui vivent avec la maladie et aux familles, amis et personnel soignant, qui les accompagnent sur ce chemin.

Témoignage

Je m’adresse non pas avant tout en tant que médecin ayant accompagné des personnes atteintes de cancer ou de sida dans leur cheminement de maladie et de vie, mais surtout en tant que compagnon dans la maladie, vivant moi-même avec le cancer depuis maintenant deux ans et ayant débuté en juillet 2011 une série de traitements de radiothérapie. C’est donc avec ce que les personnes confrontées à la maladie et la mort m’ont appris au cours de ma vie professionnelle et avec ce que je vis personnellement, que je partage ces brèves réflexions qui susciteront en vous, du moins je l’espère, un peu de sérénité, de confiance, d’espoir et surtout d’espérance. Je m’adresse à la fois à vous qui vivez avec la maladie et à vous, familles, amis et personnel soignant, qui les accompagnez sur ce chemin.

La maladie, que ce soit celle qui peu à peu empiète sur notre corps et réduit nos capacités physiques ou mentales au fil des années, ou encore celle qui nous conduit irrémédiablement vers notre fin de vie, transforme complètement notre univers intérieur. Je dirais qu’à la limite elle vient même transfigurer notre être, si toutefois nous acceptons de nous laisser enseigner par elle. Les malades ont été mes meilleurs professeurs de médecine et, de leurs histoires de vie, j’ai tiré de grandes leçons morales et spirituelles. Je dois vous confier que cela m’est d’une aide précieuse dans ce que je vis présentement. Mais c’est d’abord et avant tout dans ma foi, dans ma foi au Christ, que je puise la force qui me permet de vivre cette aventure avec une certaine sérénité. Je dis «certaine sérénité», car il y a toujours une part d’inconnu dans la trajectoire d’une maladie.

Lorsque la maladie soudainement nous atteint, il y a toujours un effet de surprise, car alors que nous sommes en santé, nous envisageons difficilement l’éventualité d’une brisure dans notre corps que nous savons pourtant si fragile. Nous savons tous que notre vie prendra fin un jour, que nous soyons en santé ou atteint par la maladie, mais notre regard est inévitablement appelé à se transformer lorsque cette réalité nous atteint ou atteint ceux qui nous sont chers.

Un matin, lors d’une pause-café pendant ma formation en soins palliatifs à l’hôpital Royal Victoria de Montréal, je causais avec l’infirmière responsable des soins palliatifs à domicile, Sue Britten. Nous échangions sur ce que le fait de travailler avec des malades confrontés à leur fin prochaine de vie avait changé dans notre propre vie. Elle m’avait dit : «People sleep through life» - «les gens dorment toute leur vie durant». Nous vivons inconscients de notre destinée humaine, de notre destinée propre, de notre destinée spirituelle, du sens profond de notre vie. Notre société n’est malheureusement pas aidante en ce sens, car le monde de distraction et de divertissement superficiel dans lequel nous baignons anesthésie plus souvent qu’autrement notre esprit et notre conscience. Nous courons après des chimères et de prétendus buts de vie, cause de mort spirituelle.

Je me rappelle ce type dans la trentaine, sidéen, enseignant au collégial, devenu aveugle et qui, comme chez ces personnes qui perdant une faculté en développent une autre, avait développé un sens de l’écoute très particulier. Lorsque la vue s’éteint, c’est l’ouie qui s’affine. Cet homme me confiait que sa cécité lui avait fait réaliser la banalité de  la  plupart  de  nos  conversations,  comme  c’est  trop  souvent  le  cas  dans  les conversations que les proches entretiennent avec le malade en raison de je ne sais quel malaise. Je ne sais que trop qu’on ne peut pas toujours entretenir des conversations sérieuses et profondes avec tout un chacun. Nous n’avons pas d’affinités avec tout type de personnalité, et aussi la faiblesse et parfois une lucidité embrouillée nous empêchent de converser comme nous le souhaiterions, si toutefois nous le souhaitons.

Ce que je veux dire, c’est que nous, pour la plupart, cherchons un sens à ce que nous vivons, vu l’urgence du temps. Il n’y a que le temps présent qui nous est donné à vivre. C’est une des leçons que les malades m’ont appris : vivre au présent. Facile à comprendre, mais souvent difficile de s’y maintenir. C’est lorsque j’ai reçu mon diagnostic, il y a deux ans, que j’ai saisi dans toute sa profondeur l’urgence du temps présent. Que le sursis soit de quelques mois, de quelques années – deux, cinq, dix – peu importe, chaque minute, chaque journée est précieuse. Chaque moment passé en présence de ceux que nous aimons est précieux. Chaque moment passé dans le silence de la prière intérieure, prière de simple présence sans mots, sans paroles, est précieux.

France Pastorelli, décédée en 1958 à l’âge de 78 ans, mariée et mère d’un enfant, dut abandonner, vers la fin de la vingtaine, ce qui s’avérait devoir être une brillante carrière de pianiste, en raison de graves problèmes cardiaques. Confinée au lit et à la souffrance pendant la plus grande partie de sa vie, elle sut tirer de sa condition force et sagesse qu’elle nous a partagées dans son magnifique livre Servitude et grandeur de la maladie.1 Elle écrivait ceci : «J’étais tombée dans cette erreur courante à tant d’entre nous de croire que lorsque la maladie s’installe, la vie est forcément bloquée, comme une
horloge qu’on ne remonte plus. Je ne savais pas encore que la vie pouvait prendre toutes les formes y compris celle de la maladie, que le malheur quel qu’il soit, c’est toujours de l’étoffe à faire de la vie, et que vivre, ce n’est pas attendre, mais faire rendre le maximum à l’heure présente».

Une des principales inquiétudes des malades est souvent celle-ci : comment tout cela va-t-il se terminer? Le scénario final.2 Je demandais toujours aux malades, lors de leur entrée à la Maison Michel-Sarrazin, s’ils se construisaient, dans leur imaginaire, des scénarios sur la séquence des derniers événements et je les enjoignais de ne pas perdre de temps dans ces pensées futiles, car nous n’avons pas le contrôle de ces moments-là. Contrairement à ce que plusieurs pensent, les morts douces constituent la majorité des fins de vie. La pensée de la mort ne devrait pas nous paralyser mais devenir un levier
pour tirer du bon et du bien du temps présent. Mais quel est-il ce temps présent?

Le temps présent peut revêtir toutes les formes : les projets à compléter ou à réaliser, les affaires à mettre en ordre, les activités artistiques, l’écoute de la musique qui parle à l’âme, la lecture si nous en avons la force, la contemplation des beautés de la création, les personnes, les échanges et les confidences intimes, les pensées en quête de sens sur ce que nous sommes en train de vivre. Je dirais avec une quasi certitude qu’à la limite, c’est la quête de sens qui est au cœur des préoccupations du temps présent du malade. Comment donner sens à ce qui en apparence n’en a pas, particulièrement lorsque la souffrance nous habite? Comment vivre encore pleinement?

  1. Librairie Plon, 1933.
  2. Pour les croyants, une inquiétude fréquemment rencontrée est comment se fera l’accueil dans l’au-delà.

France Pastorelli s’est interrogée sur cette grande question : qu’est-ce que la vie véritable? Elle écrivait : «La vie véritable est celle qui tend à nous spiritualiser, nous les hommes, seuls êtres spirituels de la création. Seuls nous voyons s’ouvrir devant nous les domaines illimités de la pensée, de l’intelligence, du sentiment. Nous pouvons seuls atteindre à la conscience de nous-mêmes, à la régence de nous-mêmes. Nous seuls pouvons prendre notre essor à travers les champs surnaturels de la bonté, du dévouement, du renoncement, du sacrifice. Accomplir notre destinée humaine, c’est intensifier et porter au plus haut point possible de perfection tout ce qui constitue notre caractéristique d’homme. On m’objectera sans doute que ce point de vue est plus spécifiquement chrétien et qu’en dehors de cette foi religieuse, nous n’avons nul motif de croire que la spiritualisation doive emporter la primauté dans la vie humaine. Mais je répondrai que, même considéré du simple point de vue de l’évolution, l’homme n’est évidemment pas né pour amoindrir ou détruire le domaine qui lui est exclusif. Il est de bonne logique de penser que sa stagnation ou sa régression dans ce qui lui est propre vont à l’encontre des simples lois naturelles et que sa destinée est bien de poursuivre le triomphe de l’esprit.»

«De ces lois reconnues, un grand enseignement moral découle : que tout dans l’humanité doit concourir au grand plan de la nature et que nous devons être, chacun à sa place, un serviteur de l’univers. Bien loin de moi la pensée qu’un être n’a de vraie valeur morale, n’est capable de vie spirituelle que dans les voies chrétiennes. Je connais des êtres qui, sans aucune religion, ont une vie morale très haute. Seulement, ce n’est pas par les côtés qui les séparent de la religion qu’ils sont admirables, mais justement par ce qui les en rapproche. Ceux-là n’ont peut-être pas su, tels les disciples d’Emmaüs, discerner Dieu qui marche à leurs côtés. Mais Dieu, lui, saura reconnaître les siens».

«Pas plus que la vie normale, la maladie n’apporte rien de spirituel à qui ne sait pas en user. Et nous avons tous à refaire, selon notre besoin particulier, la prière pascalienne pour le bon usage des maladies. Le bon usage des maladies implique, entre bien d’autres exigences, que nous nous efforcions de parer aux dangers moraux qu’elles font naître et de nous créer des disciplines de vie. Avant tout, considérez comme perdu, nuisible ou tout au moins inutile, toute heure abandonnée au découragement, aux ruminations désolées et aux préoccupations angoissées sur notre sort. Nous défier aussi des plaintes solitaires et non pas seulement des plaintes dont nous pourrions accabler nos amis patients. Mais il est plus facile de s’interdire de se plaindre que de s’empêcher de s’inquiéter».

Et madame Pastorelli de poursuivre encore sa réflexion :

«Tout malade devrait travailler. Je ne dis pas chercher un simulacre d’occupation, s’évertuer à remplir des heures vides par des passe-temps creux. Je dis «travailler». Le passe-temps sans but destiné à tuer le temps demande souvent une dépense de force et d’attention qui vaut bien celle qu’exigerait une occupation utile à quelqu’un ou à quelque chose. Tuer le temps. Mais le temps, c’est la vie! Il ne faut pas le tuer, mais l’utiliser et le féconder».

«Il n’y a pas que les jongleurs, les acrobates, les virtuoses qui soient fantastiquement entraînables. Les malades le sont aussi. Il y a une différence considérable entre l’aveugle qui croupit dans sa cécité et celui qui y supplée par tous les moyens

imaginables. Il y a une différence tout aussi grande entre le malade qui s’enlise dans l’inaction et ne fait rien rendre à son capital, et celui qui éveille et cultive les forces dormantes de sa faiblesse».

«J’ai connu trop de ces moments où la maladie vous terrasse tout entier pour avoir l’illusion qu’on peut remonter tous les courants, aller contre toutes les souffrances, travailler en quelque état qu’on soit. Je ne le sais que trop que nous ne pouvons pas abattre les bornes qui nous limitent. Mais si nous les repoussons un peu, ce sera déjà quelque chose».

La maladie constitue pour plusieurs d’entre nous une épreuve de foi, quelle que soit la forme que cette foi puisse prendre – foi en l’humanité, foi en la vie, foi en Dieu, foi en son Christ. Et cette épreuve est d’autant plus pénible si nous ne parvenons pas à donner un sens à la souffrance qui nous habite. Et lorsque je parle de souffrance, je ne réfère pas nécessairement à la douleur physique que nous pouvons maîtriser dans la plupart des situations, mais bien à la souffrance morale ou spirituelle.

Il faut parfois avoir fréquenté l'école de la souffrance pour mieux comprendre celle des autres, que ce soit nos deuils, nos pertes, nos arrachements, nos blessures d’amour. Parfois, lorsque nous avons su tirer des richesses de nos propres souffrances, lorsque nous en avons été capables, nous en venons à penser que ceux qui n'ont pas souffert n'ont peut-être pas véritablement vécu. Et la première chose que la souffrance devrait nous apprendre est de nous ouvrir à la souffrance des autres et non de nous replier sur nous-mêmes.

La souffrance vécue qui a un sens nous spiritualise. "Nous sommes transformés au creuset de la souffrance", comme l'exprimait dans un témoignage la mère d'un sidéen. Il ne s’agit pas ici d’idéaliser la souffrance, bien au contraire, car nous avons le devoir moral de la soulager, mais elle est le lot de notre condition humaine. Notre foi au Christ ne nous fournit pas d’explication sur le mystère de notre souffrance, mais elle nous en montre le sens, le chemin. Derrière la souffrance, la nôtre et celle de l’autre, il y a toujours un mystère, un mystère qui commande compassion et silence.

Et vous qui accompagnez les malades – familles, amis, personnel soignant –, rappelez-vous qu’accompagner est un art et que nous nous méprenons souvent sur notre rôle «d'accompagnant» et sur le mystère qui enveloppe alors notre relation à l'autre. Nous accompagnons le malade et nous sommes accompagnés par lui sans trop savoir l’un et l’autre jusqu'où nous serons conduits, car il y a une part d'inconnu vers le terme. Et ce terme où nous sommes conduits est ce lieu secret de l'âme, ce lieu d'espérance : le jardin intérieur. Notre rôle, comme «accompagnant», est de faciliter le cheminement qui permettra la construction d'un sens à la souffrance, et, si possible, de faciliter la découverte de ce lieu secret où le divin parle de seul à seul au coeur de l'homme. Nous ne pouvons accompagner que jusqu'aux portes de ce jardin, et pour savoir accompagner jusque là, il faut avoir découvert notre propre jardin intérieur. Il est difficile de permettre aux souffrants - particulièrement ceux pour qui plus rien ne fait sens - de découvrir ce jardin, car les portes sont souvent closes malgré elles en raison de nos attitudes de fermeture à la dimension spirituelle de notre être. En découvrant ce lieu, nous découvrons la source d'espérance en nous, car ce lieu est un lieu d'Éternité. Dès que nous pénétrons dans ce jardin, la mort n'a plus d'emprise.

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